La Mer en Fuite

Le vent souffle fort ce matin, portant avec lui les échos lointains d’un pays que je ne reconnais plus. Depuis le balcon de mon petit appartement à Montréal, je regarde l’horizon, cherchant sans cesse un bout de mer que je ne trouverai jamais ici. Les immeubles gris se dressent comme des barrières, étouffant la vue, écrasant le ciel sous leur poids.

Le béton froid sous mes pieds me rappelle chaque jour que je suis loin, trop loin de cette terre qui m’a vue naître. Je m’accroche aux souvenirs, à ces images floues d’une enfance bercée par le soleil et les vagues. Mais ici, dans cette ville aux hivers interminables, les souvenirs se dissolvent, comme le sable emporté par la marée.

Ma mère dit toujours que la mer a une mémoire. C’est elle qui emporte nos histoires, nos douleurs, nos espoirs, et parfois, nos rêves inachevés. « Tessa, ma fille, la mer te suivra partout, même dans ce pays froid. Elle ne t’oubliera pas. » Sa voix, douce et rassurante, résonne encore en moi. Maman a toujours cru que la mer est plus qu’un simple lieu, qu’elle est une présence, une force qui nous relie au monde, peu importe où nous sommes. Mais depuis que je suis ici, la mer me semble si lointaine, presque un rêve que j’aurais laissé derrière moi.

Elle m’avait dit cela le jour où je suis partie, juste avant que je monte dans le taxi pour l’aéroport. Elle se tenait droite, le regard fier mais les yeux humides. Mon cœur battait si fort ce jour-là que j’avais l’impression qu’il résonnait avec le fracas des vagues sur les rochers. J’ai encore dans le creux de l’oreille le murmure de ses dernières prières. Elle m’avait serrée dans ses bras une dernière fois, comme si elle savait qu’une partie de moi resterait à jamais sur cette île. Mais ici, loin d’elle, la mer semble si lointaine, presque irréelle. Elle ne porte plus les mêmes histoires. Elle ne parle plus ma langue.

Mon frère, lui, est resté là-bas, à Port-au-Prince. Ses messages me parviennent parfois, brefs, comme des vagues. Des messages chargés d’une simplicité qui me déchire le cœur. « Je suis fort, ne t’inquiète pas pour moi. » Mais je sais que c’est un mensonge. Port-au-Prince est une ville qui avale ses enfants. Chaque jour est un combat, et bien que je sois ici, de l’autre côté de l’océan, je ressens chacune de ses batailles comme si elles étaient les miennes. Pourtant, je sens le poids de son silence, les mots qu’il ne dit pas. Ces silences me hantent. Ils me rappellent les absences, les creux laissés par ceux qui sont partis, ceux qui n’ont pas survécu à l’épreuve du temps ou de la mer.

Il me manque, ce frère qui n’a jamais connu autre chose que le soleil brûlant et la brise salée. Dans ses rares appels, je peux entendre les bruits familiers de la ville : les klaxons, les cris des marchandes, la rumeur incessante de la vie haïtienne qui ne s’arrête jamais. Il ne comprend pas le froid, l’exil, l’absence. Comment lui expliquer cette autre mer, cette mer intérieure, qui ne s’arrête jamais de fuir en moi ? Cette sensation de dérive constante, de ne jamais vraiment appartenir à l’endroit où je suis.

Je ferme les yeux et je l’imagine, debout sur le sable, regardant l’horizon à son tour. Lui aussi doit chercher quelque chose que ni l’un ni l’autre ne sommes sûrs de trouver. Peut-être qu’au fond, nous cherchons la même chose : un bout d’appartenance, une mer où nos âmes pourraient enfin reposer. Ici, à Montréal, je suis entourée d’eau — la rivière des Prairies, le fleuve Saint-Laurent — mais ce n’est pas la même chose. Ces eaux sont calmes, presque immobiles, elles n’ont pas le même rythme, la même force que les vagues tumultueuses de notre île.

Mon frère, lui, continue à vivre au rythme de ces vagues. Chaque jour, il fait face aux défis d’une vie qui semble si éloignée de la mienne. Pourtant, même à des milliers de kilomètres, je sens que nous sommes toujours connectés par cette mer qui ne cesse de nous unir et de nous séparer. Peut-être qu’un jour, nous retrouverons cette mer commune, cet espace où ni le temps ni la distance ne pourront plus nous éloigner l’un de l’autre.

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